Désinfectant: la grosse bourde de Berne

  • Matière indispensable à la fabrication de solutions hydroalcooliques, l’éthanol a vu son prix flamber depuis le début de la pandémie de coronavirus.
  • Etonnamment, un stock de 10’000 tonnes a été liquidé, en 2019, avec la bénédiction de la Confédération.
  • Histoire d’un fiasco mêlant idéologie et aveuglement.

  • Si la Confédération avait imposé la sauvegarde des réserves, la Suisse n’aurait pas été

    Si la Confédération avait imposé la sauvegarde des réserves, la Suisse n’aurait pas été en manque de gel désinfectant au début de la crise sanitaire. 123RF

«Avec ces réserves, on aurait pu disposer d’éthanol en quantité suffisante dès le début de la pandémie»

Yannis Papadaniel, responsable santé à la Fédération romande des consommateurs

«En Suisse, la capacité de production des désinfectants est suffisante et elle peut être augmentée en cas de pandémie; il n’existe donc aucune obligation de constituer des stocks», peut-on lire dans le Plan suisse de pandémie Influenza 2018 de l’OFSP - Office fédéral de la santé publique (Point 9.1.3), relatif aux stocks. Pourtant, en pleine crise du Covid-19, dans une Suisse qui semblait, sur le papier, si bien préparée à faire face à une pandémie, les pénuries ont fait rage: masques, tests diagnostiques, solutions désinfectantes, etc... La Suisse a subi de plein fouet le manque d’approvisionnement et l’augmentation des prix des produits en carence. Toutefois, il y a à peine plus d’un an, l’un d’eux était encore disponible en quantité gigantesque: l’alcool.

Trois mois d’indépendance

Etonnamment, au moment où elle en aurait eu le plus besoin, la Suisse s’est trouvée en manque de ce précieux liquide, principal composant des gels désinfectants et fer de lance des mesures destinées à endiguer la propagation du coronavirus. Car, aussi incroyable que cela puisse paraître, il s’avère que la Confédération s’est privée de trois mois d’indépendance en éthanol, en liquidant sa Régie fédérale des alcools (RFA), et avec elle 10’000 tonnes d’alcool pur, stockées en cas de besoin impérieux.

A l’été 2018, à la suite d’une révision partielle de la loi sur les alcools, la RFA est dissoute, car son domaine d’application est confié à la Direction générale des douanes. Dans la foulée, elle reçoit le mandat de privatiser Alcosuisse, son centre de profit responsable de l’importation et du stockage de l’éthanol. C’est la société bernoise Thommen-Furler AG qui rachète Alcosuisse et avec elle la fameuse réserve de 10’000 tonnes d’alcool pur. Un stock, dont l’obligation a été levée avec la récente révision de la loi.

En 2019, dès la libéralisation effective du marché et la disparition successive des quatre centres de stockages d’éthanol de Daillens (VD), Delémont (JU), Romanshorn (TG) et Schachen (AG), cette quantité massive d’alcool est remise sur le marché par Alcosuisse et vendue. Pourtant, qui aurait cru qu’un peu plus d’une année plus tard, cette matière première aurait pu assurer une indépendance d’au moins trois mois à la Suisse, pour la fabrication de solutions hydroalcooliques?

«Avec ces réserves on aurait pu disposer d’éthanol à un prix standard et en quantité suffisante dès le début de la pandémie. C’est un vrai problème que la Confédération s’en soit privée», dénonce Yannis Papadaniel, responsable santé à la Fédération romande des consommateurs (FRC).

Pourtant Alcosuisse, qui est encore aujourd’hui le principal pourvoyeur d’éthanol du pays, avait essayé de préserver le stock. «A l’époque, nous avions lutté pour la conservation de ces réserves obligatoires, en vain», déplore Florian Kreps, le directeur actuel, qui ajoute: «Grace à une évaluation du marché, nous avions pris de nous-mêmes l’initiative d’en sauvegarder 4000 tonnes, ce qui nous a au moins permis de faire face au début de la crise.»

Aucun débat

Alors comment expliquer ce fiasco qui a conduit à priver la Suisse de ces précieux stocks? «Il est important de se remémorer le contexte de l’époque», justifie aujourd’hui Jean-François Rime, ancien conseiller national et rapporteur de la commission qui étudiait la révision de la loi sur les alcools. «Cela s’inscrivait dans une tendance que nous avions, à la Commission de l’économie, de supprimer de nombreuses réserves, héritées de la Seconde Guerre mondiale, et qui n’avaient plus lieu d’être, face à la mondialisation. J’assume que cela ait pu être une mauvaise décision.» Bonne ou mauvaise, la question avait à l’époque fait l’unanimité. Que ce soit au Conseil national ou au Conseil des Etats. «Il n’y avait pas de clivage gauche-droite, le sujet n’a même pas suscité de débat», se rappelle encore Jean-François Rime.

Selon l’ex-patron de la RFA, Fritz Etter, la fin du monopole sur l’alcool était une exigence de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). «La Suisse était l’un des derniers pays au monde à monopoliser l’approvisionnement en éthanol. Sur le plan mondial, je crois que c’était une bonne idée de libéraliser le marché. Mais nous aurions dû imposer la sauvegarde des réserves», reconnaît-il.

Reconstituer les réserves?

Si la Confédération admet avoir une part de responsabilité dans la liquidation de ces réserves, elle affirme malgré tout avoir envisagé le maintien de stocks obligatoires. «Dans la perspective de la libéralisation, nous avions examiné comment les stocks obligatoires d’éthanol pouvaient être maintenus. Puis, il a été décidé de laisser au marché le temps nécessaire pour se réorganiser avant de rediscuter la question avec l’ensemble des entreprises concernées», explique Regula Rutz, la porte-parole de l’Office fédéral de l’approvisionnement économique (OFAE) pour le Canton de Vaud. Une observation qui fait bondir Fritz Etter: «C’est facile de dire que le marché régle seul le problème des stocks. Car c’est tout simplement impossible!» Et d’ajouter: «L’OFAE avait pourtant la compétence de demander l’ajout d’un article consacré aux réserves stratégiques.»

La leçon semble en tout cas avoir été comprise du côté de la Confédération, qui dit «réexaminer l’option des réserves obligatoires à la lumière de la pandémie actuelle» et avoue, non sans embarras: «Il est tout à fait concevable que la Confédération fasse reconstituer des stocks stratégiques d’éthanol dans un avenir prévisible.»