La justice prend le virage numérique

  • La justice est à la traîne dans le domaine de la numérisation.
  • Pour y remédier est né Justitia 4.0.
  • Le procureur général Olivier Jornot détaille l’avancée de ce projet fédéral auquel il a activement participé. Notre dossier.

  • Le procureur général Olivier Jornot est candidat au poste de procureur de la Confédération.

    Le procureur général Olivier Jornot est candidat au poste de procureur de la Confédération. STÉPHANE CHOLLET

«Ce n’est pas la justice qu’on dématérialise mais uniquement le dossier judiciaire»

Olivier Jornot, procureur général

Une pièce envoyée par mail un vendredi soir, l’audition d’un témoin consultable en quelques clics ou encore le document clé d’un dossier judiciaire accessible aux avocats depuis leur ordinateur. Pour le moment, le monde judiciaire suisse est bien loin de disposer de toutes ces options. Le papier règne encore en maître. D’où Justitia 4.0, un projet fédéral de numérisation des documents judiciaires, qui devrait démarrer en 2023 pour une mise en œuvre définitive en 2025, 2026. Explications du procureur général de Genève, Olivier Jornot.

GHI: Où en est la justice dans le domaine numérique?
Olivier Jornot:
On n’a pas pris le virage de la numérisation. La principale raison, c’est que les lois de procédure ne parlent presque pas de numérique. Selon le droit de procédure actuel, vous ne pouvez pas recevoir un acte d’un justiciable, le scanner et le conserver uniquement sous format électronique.

– N’est-ce pas pour protéger l’authenticité des documents judiciaires?
– Bien sûr, il y aura toujours un document dont on aura besoin de conserver l’exemplaire original pour vérifier qu’il n’a pas été falsifié. Mais ce cas de figure est une exception par rapport à la montagne de papiers qui sont parfaitement transformables en numérique.

– Le but de Justitia 4.0, c’est de rattraper ce retard?
– La Suisse est à la traîne. D’autres pays ont avancé. L’Autriche est un très bon exemple: 95% des procédures civiles sont passées au numérique. La France a bien progressé. A Genève, on a commencé à réfléchir à cette question. Heureusement, est venu ce projet d’ampleur nationale. Avec comme point de départ la motion de Pirmin Bischof (ndlr: conseiller aux Etats soleurois), fin 2012, qui préconisait la création d’une plate-forme d’échanges des écrits judiciaires. Restait à définir les règles du jeu mais aussi dans quel cas il est obligatoire d’interagir avec la justice de façon numérique.

– Il y a des cas où ce sera obligatoire?
– Bien entendu. L’immense majorité. Sinon, c’est le chenit! Vous imaginez une procédure dans laquelle une des parties veut des documents papiers et l’autre numériques... Pour éviter cela, le passage au numérique devra être obligatoire pour les avocats et les autorités. Le justiciable qui agit seul ne sera pas soumis à cette obligation. Le but: éviter que la fracture numérique n’entraîne une fracture judiciaire.

– Quid de la protection des données? 
– Les dossiers et documents judiciaires seront mis à disposition des parties. Pas du grand public! De plus, certains documents, comme un rapport de police, ne seront accessibles qu’à partir d’un moment précis dans la procédure. Toutes les questions d’accès vont être clairement définies. Et la loi devra régler la question de l’identité numérique.

– Vous n’avez pas peur qu’il y ait des récalcitrants?
– Il y a surtout une énorme demande. Beaucoup d’avocats attendent avec impatience ce changement. Par exemple pour pouvoir nous transmettre des pièces par e-mail, sans avoir à attendre les horaires d’ouverture du guichet. Certes, les amoureux du papier, dont je fais partie, devront modifier leurs habitudes de travail. Mais nous allons gagner en efficacité.

– Comment?
– En passant du papier au numérique, on va pouvoir utiliser de nouvelles fonctionnalités. Telles que la recherche d’un mot dans un dossier de plusieurs centaines de pages. Vous imaginez le gain de temps si vous voulez retrouver le moment où un témoin a parlé, par exemple, d’un «couteau» ou d’un «vélo». Sans compter la possibilité pour les juges ou les parties de consulter une pièce à n’importe quel moment et depuis n’importe où.

– Quel a été l’impact du Covid-19 sur le projet Justitia 4.0?
– Il a été double. Concrètement, cela a ralenti nos travaux. Mais aussi démontré sa nécessité criante. Nos juristes en télétravail avaient besoin d’accéder de manière sécurisée aux dossiers depuis leur domicile. Autre exemple: plusieurs juges pouvaient être amenés à prendre une décision en téléconférence mais pas simple avec un seul exemplaire papier du dossier...

– On voit l’intérêt, mais ne craignez-vous pas tout de même une déshumanisation de la justice?
– Absolument pas. Ce n’est pas la justice qu’on dématérialise mais uniquement le dossier judiciaire. Il ne s’agit pas d’être au service de la technologie mais bien des justiciables et des magistrats. Encore une fois: on ne parle pas de justice virtuelle mais seulement de changement du support.

Les Genevois à la manœuvre

Le pouvoir judiciaire genevois s’intéresse à la numérisation depuis des années. De quoi lui permettre d’apporter sa contribution au projet fédéral Justitia 4.0. «Les Genevois sont très actifs», confirme le procureur général, Olivier Jornot. Lui-même siège au comité de pilotage national de Justitia 4.0, soit l’organe de gouvernance. Tandis que le secrétaire général, Patrick Becker, est au comité de projet. «On a été appelés à faire participer un maximum de magistrats, de collaborateurs pour qu’ils nous renvoient leur expérience de terrain, poursuit-il. Par exemple: est-ce qu’ils annotent leurs dossiers? Ou le surlignent? Est-ce qu’ils mettent des post-it? Le but, c’est que la mise en œuvre soit la plus proche possible de notre réalité quotidienne.» Le Canton de Genève est aussi chargé d’un projet dans le projet: tester, sur un prototype de plateforme, la manière de s’identifier pour avoir accès à un dossier judiciaire numérique, par exemple, pour l’un des 2300 avocats genevois futurs utilisateurs. «Enfin, chaque canton prépare en amont l’arrivée de Justitia 4.0, souligne Patrick Becker. Il faudra par exemple adapter les salles d’audience pour qu’une pièce numérique soit diffusée à toutes les parties sur écran.» Pour le moment, le recours à un simple rétroprojecteur, à l’ancienne, n’est pas toujours possible...