Olivier Jornot: «La justice a gagné en qualité»

  • Le nouveau code de procédure pénale, entré en vigueur le 1er janvier 2011, a modifié en profondeur le système.
  • Les métiers de procureur et d’avocat ont changé. Le jury populaire a, lui, disparu.
  • Bilan contrasté avec le procureur général Olivier Jornot et un pénaliste qui ont vécu de près cette réforme majeure.

  • Olivier Jornot, procureur général.

    Olivier Jornot, procureur général. STÉPHANE CHOLLET

  • Le tampon encreur à l’ancienne, que le procureur général Olivier Jornot conserve au fond d’un tiroir, est resté bloqué sur cette date. DR

«Le sort des gens se joue moins sur une émotion ou sur des effets de manches»

Olivier Jornot, procureur général

«Parquet 23 dec.2010 Classé». Le tampon encreur à l’ancienne, que le procureur général Olivier Jornot conserve au fond d’un tiroir, est resté bloqué sur cette date. Tout un symbole. Il y a dix ans, avec l’entrée en vigueur du nouveau code de procédure pénale (CPP), la possibilité de classer les affaires mineures «en opportunité» a disparu. C’est l’un des changements majeurs qu’a engendrés la réforme. Ce n’est pas le seul. Dix ans plus tard, Olivier Jornot dresse le bilan. Interview.

GHI: Les débuts du code de procédure pénale en 2011 ont été tumultueux. Qu’en est-il dix ans plus tard?
Olivier Jornot:
Pour les cantons romands, le gros morceau a été la fusion du Parquet et de l’instruction. A Genève, l’exercice a en effet été assez tumultueux. Depuis, les changements ont été digérés. Reste le formalisme du CPP. Il y a plus d’actes, plus de paperasse et une charge de travail accrue. Il faut du coup plus de monde pour faire la même chose. On est ainsi passé de 11 magistrats au Parquet et 17 juges d’instruction en 2011 à 36 procureurs. Puis, à mon arrivée, en 2012, j’en ai obtenu huit de plus auprès du Grand Conseil. Soit 44 aujourd’hui. Qui suffisent à peine, tant la masse de travail est énorme.

– Notamment en raison de la fin de «l’opportunité de la poursuite». Mais qu’est-ce que c’est?
– Avant 2011, on pouvait classer les affaires mineures, comme une querelle entre voisins, une injure à un automobiliste… La justice pénale pouvait se réserver pour les affaires de plus grande importance. Résultat: les deux tiers des affaires étaient classées à leur arrivée. Aujourd’hui, seul un tiers donne lieu à une ordonnance de non-entrée en matière quand il n’y a vraiment aucun indice d’infraction pénale. Mais, même dans ce cas, le tampon «classé» ne suffit plus: le CPP exige systématiquement des décisions motivées. Le justiciable y gagne peut-être, mais le grand gagnant c’est la bureaucratie.

– La paperasse et la hausse de travail ne touchent que le Parquet?
– Non, les policiers sont eux aussi concernés. Même les affaires mineures nécessitent une petite enquête, au minimum l’audition de la personne visée par la plainte. La police est du coup envahie d'enquêtes de peu d'importance. 

– Le rôle du procureur a changé. Au point qu’on parle de «superprocureur». Pourquoi?
– Depuis 2011, c’est la même personne qui instruit et qui va requérir le cas échéant devant un tribunal. L’avantage surtout dans les grandes affaires, notamment dans le domaine financier, c’est que le procureur connaît bien le dossier. Il est responsable de A à Z. Cela l’incite à instruire efficacement pour pouvoir s’appuyer ensuite sur du solide. L’inconvénient, c’est l’absence d’un deuxième regard. Mais, à choisir entre les deux systèmes, je suis convaincu que les avantages l’emportent sur les inconvénients. Quant aux «superpouvoirs» des «superprocureurs», je les cherche toujours!

– Mais, instruire à charge et à décharge puis, dans un second temps, défendre l’accusation, n’est-ce pas schizophrène?
– C’est vrai que le rôle du procureur change au moment où il renvoie le prévenu devant le tribunal. Mais, dans la phase d’instruction, il a les mêmes devoirs que l’ancien juge d’instruction. Il instruit à charge et décharge et doit faire preuve d’impartialité, sans quoi il risque de se faire récuser. Ce n’est qu’à la fin de l’instruction qu’il endosse le rôle de l’accusation. Ce n’est ni problématique, ni schizophrénique.

– Côté avocat, en quoi la possibilité d’intervenir dès la première heure de garde à vue a changé la donne?
– Ce point suscitait beaucoup d’inquiétudes de la part de la police. Elle craignait de ne plus pouvoir obtenir des aveux. L’expérience a montré que ce n’est pas le cas.

– Fini le coup du bluff?
– Le CPP interdit de toute façon d’user de moyens déloyaux. Par exemple, vous n’avez pas le droit de dire que vous avez obtenu les aveux d’un complice si ce n’est pas le cas. Mais il vrai qu'au-delà de ça, les auditions par la police sont devenues plus formelles, présence des avocats oblige. 

– Le nouveau CPP a aussi modifié en profondeur la tenue du procès notamment en supprimant le jury populaire. Un plus ou un moins?
– Le centre de gravité de la procédure s’est déplacé. Beaucoup d’actes, comme l’audition des témoins, sont faits durant l’instruction et non plus devant le tribunal. Cela donne des procès plus courts, où le dossier écrit joue un rôle important. D’où aussi la suppression du jury populaire, incompatible avec le nouveau système. Aujourd’hui, les procès sont plus techniques mais le sort des gens se joue moins sur une émotion ou sur des effets de manches. La frontière était parfois mince du populaire au populisme... J’estime donc que la justice a gagné en qualité.

«Sacré coup pour les droits de la défense»

Dix ans plus tard, le pénaliste Me Robert Assaël n’est toujours pas convaincu. Il déplore «la toute-puissance du Ministère public. Le centre de gravité s’est déplacé chez lui.» Et pas au moment du procès. Chargé de l’instruction et de porter l’accusation devant le juge, le procureur est, selon les mots de Me Assaël, dans une situation «schizophrénique. Cette double fonction peut l’inciter à instruire à charge. Même si tous les procureurs ne tombent pas dans ce travers.» L’avocat poursuit en fustigeant «l’absence de contrôle du travail du procureur. Il n’existe pas de possibilité de recours si, par exemple, le procureur refuse d’entendre un témoin.» Aux yeux de Robert Assaël, l’ancien code genevois était plus progressiste. «Le code fédéral, basé sur la tradition allemande, fait la part belle à l’accusation. Il a porté un sacré coup au niveau des droits de la défense.» Seules avancées selon le pénaliste: la présence de l’avocat dès la première heure de garde à vue et l’appel possible de tous les jugements.

En procès à Lyon, face à un jury populaire, durant la première semaine de février, Me Robert Assaël ne peut s’empêcher de ressentir une certaine nostalgie de cette époque révolue en Suisse. «Ces jurés qui ne connaissaient pas l’affaire apportaient un œil extérieur, un regard neuf, une fraîcheur d’écoute mais aussi une véritable attention et du bon sens. Cela évitait que la justice ne se rende qu’entre spécialistes», conclut-il.