Les manifestants professionnels

Ils aiment la rue, le grand air, les couleurs vives, le tintamarre. Ils sont nés manifestants. Fidèles, valeureux, ils battent le pavé comme d’autres entrent dans les ordres. Ou en processions.

  • Manifestation sur la place de Neuve le 5 décembre dernier contre le projet de budget cantonal 2020. FRANCIS HALLER

    Manifestation sur la place de Neuve le 5 décembre dernier contre le projet de budget cantonal 2020. FRANCIS HALLER

Il y a un sketch extraordinaire, de Jean Yanne et Daniel Prévost, qui s’appelle Le manifestant professionnel. En un demi-siècle, ce dialogue n’a pas pris la moindre ride. Jean Yanne s’y livre à l’interview d’un bonhomme ayant choisi pour métier de descendre dans la rue, ayant même suivi pour cela deux ans d’une école très sérieuse, «l’Institut des hautes études en manifestation», avec cours théoriques, exercices pratiques, comme «confection des pancartes» ou «lancer du pavé». Ce sketch, qui date juste d’après-Mai 68, aurait pu être écrit aujourd’hui, à la virgule près.

Règne de la gauche

Car à Genève aussi, nous avons nos manifestants professionnels. Ils ne sont pas les défenseurs d’une seule cause, mais de toutes, pourvu qu’ils puissent descendre dans la rue, provoquer bruit et fureur, se donner l’illusion des barricades de 1830 ou 1848, voire – suprême frisson genevois – du 9 novembre 1932. Ils ne manifestent pas pour un objet précis, non, ils assument leur destin de manifestants éternels, comme si cette fonction relevait de la naissance, d’une nature, de prédispositions génétiques: je manifeste, donc je suis.

Le manifestant professionnel se trouve être, dans 99% des cas, une personne de gauche. C’est ainsi: la droite, à Genève comme en France, a un peu perdu le contact avec la rue, depuis 1945. La gauche s’y est installée, y règne en maître, s’y sent chez elle, descend même dans la rue contre des pouvoirs de gauche, considérés comme sociaux-traîtres. Surtout, la gauche genevoise aime religieusement prendre l’air, avec sa liturgie, ses processions, en exhibant ses idoles à elle. A cet égard, le cérémonial du 1er Mai apparaît comme une version profane et sécularisée de la Fête-Dieu, avec son soleil, son printemps, ses couleurs, l’organisation de son cortège, les clercs tout en avant, les servants, et toute l’armada processionnelle qui se déploie dans l’espace public.

Qu’importe la cause, pourvu...

Le manifestant professionnel est un être ayant profondément besoin de prendre l’air. Ah, sortir, posséder la rue, bouffer le bitume, laisser jouir d’extase ses cordes vocales, s’insérer comme un percussionniste dans la scansion des slogans, se sentir en phase avec le groupe. Alors, peu importe la cause: allons-y pour les Kurdes, le climat, la libération des genres, le congé paternité, les soins dentaires remboursés, la retraite à 60 ans. Sortons, hurlons, faisons le plein de couleurs et de tintamarre, plongeons corps et âme dans la liturgie du Grand soir, il en restera bien quelque chose.

Rêve de révolution

Le manifestant professionnel passe une partie de sa vie dans la rue, à rêver la révolution. Il arbore, comme dans les saintes processions, le rouge écarlate, sanguin, sacrificiel. Il tient le pavé comme d’autres, le missel. Il prie ses slogans, en chœur, d’une même voix. Il sanctifie la colère, annonce le combat pour des lendemains qui chantent. Il est entré en manifestation comme d’autres, en religion. Il a toujours raison. Rien ne le détourne. La vérité, pour toujours, est avec lui.