Le crack empoisonne l’action de la police genevoise

Depuis 2021, l’explosion du nombre de dealers et de consommateurs de crack donne du fil à retordre aux forces de l’ordre. L’absence de réseau structuré complexifie la tâche 
des policiers. Encore circonscrites, ces nouvelles scènes ouvertes de la drogue mobilisent l’Etat. Les explications de Michel Gex, chef de section de la police judiciaire genevoise. 

  • Autour du Quai 9, les consommateurs de drogue côtoient les passants. 
En médaillon: Michel Gex.

"Le crack permet aux dealers d’héroïne ou d’autres produits de diversifier leur offre et de fidéliser les consommateurs"

De la cocaïne additionnée à du bicarbonate de soude ou de l’ammoniaque: ce cocktail consommé dans la cité de Calvin ressuscite le spectre des scènes ouvertes de la drogue. Le Conseil d’Etat – sans sacrifier à sa politique des quatre piliers (prévention, soins, réduction des risques et répression) a renforcé les rangs des brigades réquisitionnées dans la lutte contre les stupéfiants. L’ordre de marche est clair: 50% des actions de rue menées par un comité de pilotage englobant divers corps de police doivent être dédiées à la bataille engagée contre le fléau sévissant dans une Genève, déjà aux premières places des villes européennes les plus consommatrices de poudre blanche. Rencontre avec le chef de section de la police judiciaire, Michel Gex.

GHI: Comment le crack s’est-il répandu comme une véritable traînée de poudre à Genève ?
Michel Gex: Cette substance n’est pas nouvelle. Elle occupe la scène française et européenne depuis une trentaine d’années. A cet égard, il faut relever que le phénomène est propre à notre canton. Lequel est en revanche épargné par les drogues de synthèses touchant, elles, surtout la Suisse alémanique.

Qui sont les dealers, qui sont les consommateurs?
La typologie est en quelque sorte mixte. Il existe, du côté des dealers une filière constituée majoritairement de ressortissants sénégalais en provenance de Paris et qui proposent du crack «prêt à l’emploi». Il y a aussi une population plus locale, autrement dit, établie plus ou moins légalement dans la région franco-genevoise, qui sévit occasionnellement. Quant aux consommateurs ils viennent de différents cantons, de France voisine où sont d’ici et effectuent eux-mêmes leurs propres galettes (addition de cocaïne et de produits d’usage courant).

La cocaïne, qui sert de base à la préparation, inonde donc le marché genevois?
On estime que l’an dernier ce sont entre 500 kilos et une tonne qui ont été livrés dans le canton. Chiffres étayés notamment par l’analyse des eaux usées. On sait que ce stupéfiant made in pays d’Amérique latine arrive aujourd’hui en Suisse et en Italie via les pays du Nord. En 2023, lors d’un contrôle inopiné nous avons mis la main sur 12 kilos de cocaïne dissimulés dans un véhicule. Mais les saisies sont largement en deçà des quantités qui circulent sur le territoire.

Comment expliquer la ruée vers le crack. La cocaïne n’est pas une substance bon marché?
Non. Le prix du gramme se situe entre 80 et 100 francs. Avec un fait relevant: la pureté de cette poudre qui oscille entre 50 et 70%. Mais la dosette – soit l’équivalent de trois à quatre bouffées inhalées – de crack, elle, est de l’ordre de 7 à 10 francs.

Au vu des prix pratiqués par dose, le deal de crack n’est pas lucratif?
Oui mais il permet aux dealers d’héroïne ou d’autres produits de diversifier leur offre et de fidéliser les consommateurs que le produit rend fortement dépendants.

Pouvez-vous chiffrer précisément le nombre de dealers et usagers du crack?
Entre 300 et 500 pour ce qui concerne celles et ceux qui consomment dans la rue. Aux alentours de Cornavin principalement. A noter que proportionnellement au bassin de population, le nombre d’addicts au crack est à peine plus élevé à Paris qu’à Genève. Quant aux vendeurs de cocaïne et de crack, ils sont plusieurs centaines sur le territoire cantonal.

Désocialisés et souvent sans emploi, comment les «crackeux»  de rue financent-ils leur consommation?
Ils mendient, pillent les troncs d’église ou font du troc avec des objets volés comme des trottinettes électriques sans oublier les vols de sacs, à l’étalage ou encore perpétrés dans des véhicules. La liste n’est pas exhaustive. D’autres encore se prostituent.

Les quantités échangées sont infimes. Les forces engagées pour la répression en valent-elles la chandelle?
L’activité établie du dealer permet au Ministère public de condamner mais les peines restent très peu dissuasives car la quantité fixe en partie la peine. Le Code pénal et la loi fédérale sur les stupéfiants ne sont pas encore adaptés à cette drogue et j’ignore si cela pourra être le cas. Mais ce qui est certain c’est que la dangerosité du crack devrait , plus que tout, être prise en compte pour condamner les dealers. Alors, il est vrai qu’interpeller quelqu’un le matin et le retrouver quelques heures plus tard dans la nature peut être frustrant. Soit, la plus grosse saisie de crack est de l’ordre de 15 grammes mais notre mission est bien de lutter contre ce commerce illicite. C’est ainsi qu’elle est définie par la nouvelle ministre des institutions et du numérique (DIN). Le Grand Conseil a d’ailleurs validé l’augmentation du nombre de policiers (12 postes supplémentaires) affectés, pour une part, au combat contre le crack. Il faut savoir plus largement que la lutte contre le deal de rue c’est: 24’000 heures pour 8 postes à temps plein, exerçant huit heures par jour et 365 jours sur 365. Elles sont réparties de façon transversale entre la police judiciaire et la gendarmerie. C’est dire si cette forme de délinquance n’est pas sous-estimée.

L’été dernier, de nombreux commerçants et habitants se sont plaints du climat d’insécurité induit par les fumeurs et les vendeurs de crack. Ces populations sont-elles violentes?
Les crackeux entre eux peuvent l’être comme ils le sont vis-à-vis de la police. Une chose est sûre, ils sont imprévisibles quand ils sont sous l’effet du produit.

Quelle est votre stratégie répressive?
Nous exerçons une forme de harcèlement dissuasif sans être excessifs afin de ne pas engendrer un déplacement de crackeux vers d’autres lieux. Notre volonté est de les contenir afin de pouvoir garder la main.

Le crack pèse toujours plus lourd sur notre système sanitaire

Ils oublient leurs besoins vitaux tels que se nourrir, s’hydrater, se reposer, se laver. Souvent, ils portent des blessures aux pieds du fait de la marche incessante pour trouver des doses. Et comme si ça ne suffisait pas, ils souffrent d’une forte marginalisation sociale, souvent liée à des maladies psychiatriques graves préexistantes. Tous les spécialistes de la question sont unanimes: il est urgent d’enrayer la propagation du crack à Genève, qui pose d’ores et déjà d’énormes défis sur le plan sanitaire.
A l’hôpital, on le dit sans détour: les problèmes liés à la consommation de crack sont devenus la principale préoccupation des patients nouvellement admis ou réadmis au sein de son Service d’addictologie (CAAP Arve). Aujourd’hui c’est près de la moitié des patients déjà en traitement qui consomment également du crack, au moins sporadiquement. Soit environ 150 à 200 patients selon les Hôpitaux universitaires genevois (HUG). A cela, il faut ajouter les patients accompagnés par le médecin de rue et ses collègues (une infirmière et une pair-aidante): depuis novembre 2023, plus de 70 patients ont été admis dans les programmes de traitement, dont plus de 40 prolongent un traitement sur le moyen terme. Concrètement, pour les personnes qui ne se présentent pas volontiers en consultation, les HUG effectuent de véritables maraudes médicales journalières de 16h à 20h pour établir des liens, fournir des soins de première nécessité, orienter et informer.
Dans la presse, on apprenait ces derniers mois que Genève enregistrait ses premiers décès liés au crack. Mais aussi que des amputations de personnes dépendantes avaient eu lieu. De quoi préoccuper les HUG: «Le phénomène est inquiétant car l’expérience d’autres villes européennes fait craindre une vague plus importante que celle qui est actuellement constatée à
Genève», résume ainsi Nicolas de Saussure, responsable pour les relations médias.
Un avis partagé par la fondation Addiction Suisse, qui a publié l’année dernière un rapport sur la «problématique du Crack à Genève». Dans leurs conclusions, les auteurs rappellent que la substance et venue s’ajouter ou se substituer à d’autres consommations, notamment d’héroïne: «Un groupe qui semble relativement important est entré dans une phase de consommation intensive associée à des problèmes de santé et sociaux mais aussi à des difficultés pour suivre des prises en charge pour d’autres drogues, en particulier les opioïdes. S’y sont aussi ajoutés des problèmes d’ordre ou de nuisances publiques liés à de nouvelles scènes de la drogue où le crack joue désormais un rôle important.»
Face à ce fléau, la fondation propose plusieurs pistes pour «optimiser» le dispositif genevois. Parmi elles, une meilleure coordination entre les différents acteurs de terrain, mais aussi une harmonisation des soins pour répondre aux problèmes (buccaux, dentaires, de peau, etc.) des personnes dépendantes. Plus largement, Addiction Suisse appelle à un développement d’un plan plus général. «Cela pourrait aussi être utile pour revoir l’approche genevoise dans le domaine des drogues et l’actualiser par rapport aux défis et besoins actuels à venir».