«La Suisse a volontairement minimisé son rôle dans les accords d’Evian»

Rédigé par
Charaf Abdessemed
Culture & Loisirs

HISTOIRE - Ancien professeur suppléant et maître d'enseignement et de recherches à l'Université de Lausanne, Moncef Djaziri publie un ouvrage documenté qui éclaire d’un jour nouveau le rôle joué par la Suisse lors des négociations conduisant à l’indépendance de l’Algérie.

Comment expliquer qu’il y ait eu si peu de littérature sur le rôle d’intermédiation mené par la Suisse durant les accords d’Evian ?
Les chercheurs, suisses et français, n’ont vu dans le rôle de la Suisse lors des négociations d’Evian que l’aspect « Bons offices » dans sa signification la plus simple. Ils n’ont donc pas pris la mesure des enjeux de l’intermédiation de la Suisse, perdant ainsi de vue la complexité du rôle qu’a joué la Suisse. 

Pourquoi les autorités suisses de l’époque ont-elles minimisé leur contribution aux négociations d’Evian, au point de les réduire un simple rôle logistique ? 
La discrétion de la Suisse et sa volonté de ne pas faire de l’ombre aux autorités françaises, réticentes pour l’intermédiation de la Suisse l’expliquent: voilà les deux facteurs qui expliquent pourquoi les autorités suisses s’étaient efforcées d’accréditer l’idée qu’elles n’avaient fait qu’accueillir les négociateurs algériens et leur faciliter la tâche, sans plus. 

Pourquoi la France et les indépendantistes algériens ont-ils sollicité ou accepté la médiation suisse ? 
C’est la coïncidence de plusieurs facteurs qui a amené les nationalistes algériens à solliciter l’aide de la Suisse et les autorités françaises à l’accepter. Les diplomates algériens savaient que la négociation était le seul moyen d’obtenir l’indépendance. Du côté français, la situation internationale était défavorable à la France en dépit de sa prééminence militaire. Elle cherchait des interlocuteurs algériens fiables, la Suisse l’a aidée.

Pourquoi la Suisse a-t-elle accepté de jouer ce rôle, quel a été son intérêt ? 
La Suisse cherchait à se rendre utile à la France et à l’Algérie. Par là même, elle voulait jouer un rôle dans les négociations afin de renforcer sa position diplomatique médiane en Europe pendant la guerre froide. Elle entendait aussi apporter sa contribution au processus de décolonisation et concrétiser sa politique de neutralité active. Enfin, elle tentait de se positionner favorablement à l’égard de l’Afrique et des pays arabes.

En quoi l’action de la Suisse a-t-elle été déterminante pour la conclusion des accords d’Evian ? 
A plusieurs reprises, les négociations étaient en péril. Le rôle de la Suisse a été déterminant pour trois raisons majeures. Elle a créé une atmosphère de confiance entre les parties en conflit. Elle a contribué à la bonne perception des négociatieurs algériens par la France. Inlassablement, le diplomate suisse Olivier Long a œuvré pour réduire les malentendus, établir la bonne communication et faire converger les bonnes volontés vers la paix.

Il semble que la Suisse ait perdu progressivement son aptitude à l’intermédiation dans les conflits. On se souvient des accords d’Oslo où la Norvège a joué les premiers rôles… 
L’intermédiation suppose que la Suisse soit sollicitée par deux parties pour les aider à solutionner leur différend. En 1991, les Palestiniens avaient plutôt sollicité la Norvège pour les aider à négocier avec les Israéliens. Cet évènement était-il annonciateur d’un déclin de l’aptitude de la Suisse à l’intermédiation ? La question se pose légitimement.

Quel regard portez-vous sur l’évolution actuelle de la Suisse en termes de neutralité et son aptitude à se poser en médiatrice dans les grands conflits de l’époque ? 
Nous vivons une transformation du système international et nous assistons à l’émergence d’un monde multipolaire. La Suisse devra y trouver sa place. Comme lors des grands bouleversements, la neutralité est aujourd’hui questionnée. Dans la multipolarité naissante, la Suisse saura-t-elle sauvegarder et promouvoir sa disponibilité à faciliter la solution des conflits ? Seul l’avenir le dira.

« Bons offices, intermédiation de la Suisse et négociations d’Evian 1959-1962 ». Editions Falcon, 2024.

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