De plus en plus d’ados et de jeunes adultes détiennent et/ou utilisent une arme blanche lors d’altercations en bandes. Le professeur Giannakopoulos du Département de psychiatrie de l’Université de Genève décrypte un phénomène inquiétant qui ne cesse de prendre de l'ampleur à Genève.
Un ado de 17 ans, victime d’une attaque au couteau lors d’une bagarre sur la terrasse d’un restaurant à Nyon il y a quelques jours. Un homme de 66 ans, mortellement poignardé dans le quartier de Montbrillant en juillet. Au cours du même mois, deux jeunes gens blessés à l’arme blanche à Versoix et au Grand-Saconnex. Ces affaires ne sont pas isolées. Le port et l’usage d’armes blanches préoccupent les unités de prévention et de police partout en Suisse. Il est vrai qu’en la matière, les chiffres révélant la partie visible de l’iceberg sont éloquents. Pourquoi de plus en plus de jeunes gens sortent-ils armes au poing? Comment lutter contre cette forme de violence?
Se défendre
Dans les quartiers genevois, de nombreux jeunes, souvent mineurs, se baladent avec un couteau dans leur sac ou dans leur poche. A l’image d’Adam*, 15 ans, habitant à Thônex, fier d’exhiber un spécimen à cran d’arrêt. «Depuis les agressions au couteau de l’année dernière, j’ai peur. Ici, on ne sait jamais ce qui peut se passer, cette arme peut me sauver la vie. Je veux pouvoir me défendre», explique-t-il avec détermination. Pour l’adolescent, son cran d’arrêt sert surtout à «faire fuir» de potentiels agresseurs. Et d’ajouter: «Et puis il y a les bandes qui viennent de France pour imposer leur loi. Pas question de se laisser faire.»
Préoccupation nationale
Un témoignage qui fait écho à de nombreux autres enregistrés à Versoix, à Meyrin, au Lignon, aux Avanchets ou encore dans de nombreux quartiers de la Ville de Genève. Face à ces violences urbaines, Thônex a engagé des policiers et des correspondants de nuit supplémentaires. Et un nouveau contrat local de sécurité a été récemment validé par le Canton. Soit, mais selon la radio zurichoise SRF, un jeune homme sur cinq porte un couteau lors de ses sorties. Une situation qui préoccupe une partie de la classe politique. Le conseiller national zurichois Fabian Molina a d’ailleurs déposé une intervention au parlement pour examiner les moyens d’endiguer le fléau soit en durcissant la loi sur les armes, soit en appliquant encore plus rigoureusement les règles en vigueur.
En attendant, faut-il voir dans la succession d’attaques à l’arme blanche une expression épisodique de la violence juvénile ou un état de fait plus solidement ancré? Le professeur Pantaleimon Giannakopoulos, du Département de psychiatrie de l’Université de Genève, également chef des Mesures institutionnelles aux Hôpitaux universitaires de Genève et directeur ad interim de l’Office de la santé relève que si le phénomène n’est pas nouveau, il a changé de camp: «Pour se protéger ou pour affirmer sa virilité, le couteau a toujours constitué l’arme de prédilection des milieux proches de l’illégalité. Il permet en effet un corps à corps qui renforce le sentiment de puissance de l’assaillant. Dans notre histoire contemporaine, son usage est plutôt associé à des mouvements de radicalisation souvent religieuse quand bien même le message originel prôné par la croyance cultuelle est à l’opposé de cette violence.»
Isolement
Comment expliquer dès lors la surreprésentation des jeunes dans ce qui constitue aujourd’hui un sujet inquiétant? «En dehors de pathologies psychiatriques au long cours, bon nombre de mineurs ou de jeunes adultes se sentent isolés. Ils évoluent dans une société qui, selon eux, ne les comprend pas. Depuis le début des années 2000, flou identitaire, et absence de repères sont devenus endémiques. Et les aînés ne parviennent pas à offrir un cadre de référence. Autrefois, la jeunesse adhérait à un parti ou s’engageait dans des associations. Désormais, les mouvements structurants sont orientés vers l’extrême.» Pour le spécialiste: «il y a quelque chose de paradoxal, les jeunes qui adhèrent aux doctrines extrémistes n’ont pourtant aucune culture religieuse. C’est un besoin d’appartenance qui se manifeste. Et le risque d’être attirés par de pseudo-prophètes, qui promettent à la fois la possibilité de prendre des revanches et de combler un vide, est grand.»
Au-delà de cette quête liée à l’identité, un autre facteur déstabilise une jeunesse en perte de confiance. Comme l’affirme encore le psychiatre: «Le rôle de l’image, aujourd’hui déifiée et la civilisation du spectacle permanent viennent brouiller la frontière entre la réalité et la fiction.» Dès lors, le culte de l’immédiateté empêche une bonne gestion de la frustration, émotion qui, pour eux, appartient au monde d’avant.» Et puis, le temps passé sur les écrans face à des jeux et des messages violents peut impacter le rapport avec l’autre. Le sentiment de toute-puissance dans une dimension privée d’affect ne permet pas l’apprentissage des limites et des frustrations.» Alors? Il faudrait que l’esprit critique résultant de la culture et l’apprentissage de la patience ne soient plus considérés comme un inutile héritage du monde d’avant mais reviennent sur le devant de la scène», souligne encore l’universitaire.