L’application Telegram permet de commander de la drogue ou de signaler des radars en restant anonyme. Des dizaines de milliers de Genevois ne s’en privent pas.
«Livraison beuh et shit. Une défonce incroyable, un goût unique. Satisfait ou remboursé. Opérationnel, livraison en moins de 15 minutes»; «Menu du jour: Hash, weed, cocaïne colombienne (96%)» ; «Envoi postal disponible et livraison hors de la ville aux frais du client». Sur l’application mobile Telegram, qui offre un service de messagerie instantanée, les dealers ne se cachent plus. Certains, sous couvert d’anonymat, s’en donnent à cœur joie et attirent les consommateurs directement sur leur téléphone portable. Le système est rodé: après avoir envoyé un premier message «lorsque vous êtes prêts à commander», les vendeurs invitent à effectuer le paiement par Bitcoin ou via un QR code reçu à un distributeur CFF ou Paypal.
Loin d’être des cas isolés, ces groupes, qui se comptent déjà par dizaines à Genève, séduisent à grande échelle. De véritables communautés, qui possèdent chacune des milliers d’abonnés, ou «subscribers» en anglais. Et qui restent sur la durée: certaines sont opérationnelles depuis plus d’un an, à grand renfort de photos des différents produits.
Mais ce n’est pas tout. Parallèlement à cette activité, d’autres groupes permettent aux automobilistes de signaler la présence des forces de l’ordre, des contrôles radars et même la présence de douaniers. Pour rassurer les utilisateurs, le fonctionnement est détaillé: concrètement, les responsables invitent à envoyer un message à l’application, qui se charge de le partager ensuite sur le groupe en question pour conserver l’anonymat du contributeur. Parmi les messages visibles :«Police municipale au Curé Baud (Lancy)» , «Faites gaffe, ça contrôle quasi tous les jours en bas de l’avenue de France», ou encore «Douane Cern / niveau restaurant Nirvana des deux côtés». Parmi les messages, on retrouve parfois celui d’une personne remerciant d’avoir pu éviter les forces de l’ordre. Dans d’autres cas, certains déplorent de n’avoir pas eu connaissance de ces groupes plus tôt … et d’avoir perdu leur permis. Une réalité qui touche également les pays voisins, notamment la France, où le fondateur de l’application en question, Pavel Dourov, vient justement d’être arrêté (lire encadré).
Risque d’amende
De quoi interpeller les forces de l’ordre, qui rappellent le caractère illégal de ce type de signalement. «La police cantonale genevoise applique les lois, donc notre position est claire: la Loi sur la circulation routière (LCR) interdit depuis 2013 d’adresser des avertissements publics aux usagers de la route concernant les contrôles officiels du trafic, sous peine d’écoper d’une amende», rappelle d’emblée Alexandre Brahier, chef de service et porte-parole. Et la douloureuse peut être salée: «les contrevenants risquent une amende ou une peine pécuniaire de 180 jours-amende dans les cas les plus graves».
Pourtant, impossible de savoir dans le détail comment les autorités luttent contre ce phénomène. «Sans révéler ici les moyens et stratégies d’enquête qui demeurent confidentiels, nous nous préoccupons surtout des infractions graves. Les groupes «d’infos-radar» sur les différentes messageries n’ont que très peu d’influence sur le succès de nos actions», assure Alexandre Brahier. En effet, les contrôles pouvant être très mobiles, il est tout à fat possible qu’un signalement ne soit plus d’actualité cinq minutes après avoir été effectué, les agents ayant changé de lieu entre-temps. Idem du côté de l’Administration fédérale des douanes, qui affirme que ces différents signalements ne la gênent pas dans son action.
Nouveau vecteur
Du côté du commerce de la drogue, la police apparaît davantage déterminée à agir. D’autant que ces groupes sont également utilisés pour des infractions encore plus graves, notamment la traite d’humains et la pédo criminalité. «C’est un nouveau vecteur pour la diffusion de la drogue qui se développe massivement. Sur ce type de messageries, nous retrouvons quasiment toutes les formes de criminalités», informe le capitaine Patrick Ghion, chef de la cyber stratégie de la police, qui s’occupe notamment de toutes les technologies émergentes.
Nos autorités ont-elles les moyens d’agir, face à ces applications qui promettent un anonymat à toute épreuve? «Oui, nous avons des collaborateurs qui ont la capacité technique de monitorer ces différents éléments. Comme sur le Dark Web, connu pour être une forteresse, nos moyens permettent régulièrement d’obtenir des résultats concrets, par exemple en identifiant un contributeur», confirme le capitaine.
Mais ce n’est pas tout. Pour lutter contre ces groupes, le dispositif de lutte contre la cybercriminalité de la police genevoise étoffe ses rangs, notamment en engageant de plus en plus de civils, pour intégrer la brigade de renseignement criminel (BRC). «Nous allons vers une mixité. Certaines compétences pour entrer dans la police sont difficiles à acquérir, notamment sur le plan physique. Dans ce cas, nous avons surtout besoin de personnes douées en informatique. En engageant des civils spécialistes, nous ajoutons de nombreuses cordes à notre arc.»
En attendant, les Genevois pourront-ils continuer à jouir de ces différents services sans être inquiétés? Pas si sûr. «Personne n’est totalement à l’abri, il y a toujours un monde réel! Celui qui trafique de la drogue à l’aide d’une application reste un dealer, qui doit s’approvisionner, faire des livraisons, échanger avec des clients. Si la réalité le rattrape, il sera véritablement condamné, et non pas virtuellement.» Qu’on se le dise.