Alors que plusieurs enseignes ont fermé sur la célèbre artère, laissant des arcades vides, d’autres commerçants de la rue doivent libérer les sous-sols pour des travaux. Certains dénoncent l'absence de courage des politiques.
Des magasins vides, des enseignes assombries, ou encore des «liquidations totales». L’emblématique rue de la Corraterie a perdu de sa superbe, depuis la fermeture récente de nombreux commerces. En effet, pas moins de trois vitrines sont désormais complètement vidées, sans compter celles qui annoncent leur fermeture, laissant un triste spectacle aux passants.
Sur place, les clients s’interrogent, alors qu’aucune explication n’est fournie par la Ville de Genève, par exemple sur un panneau, comme cela se fait pourtant quand d’importants changements sont prévus. «Que se passe-t-il? Ils ont fait faillite?», demande une habituée. J’aimais beaucoup la célèbre armurerie Ernest Mayor à la Corraterie. C’est triste qu’elle soit partie d’ici», abonde un passant. Résultat: de nombreuses rumeurs circulent dans les commerces, qui redoutent que les différents immeubles de la longue rue ne soient tous réaffectés à des logements, et que l’artère perde sa vocation commerciale. «Il paraît que ça va devenir des appartements de luxe», assure une vendeuse. Et ce n’est pas le seul problème à la Corraterie.
Ainsi, du côté de la maison Brachard, véritable institution depuis 1839, l’heure est à l’inquiétude. La papeterie historique a en effet été informée, tout comme ses voisins directs, qu’elle doit libérer ses sous-sols car des travaux devaient avoir lieu, mais sans aucune date butoir. «Nous avons une grande partie de notre magasin dans ce soubassement et ne savons pour l’instant pas du tout ce qui va se passer. Cette incertitude n’est vraiment pas réjouissante», témoigne Jean-Marc Brachard, qui appartient à la 5e génération de la famille fondatrice.
D’après les propriétaires des immeubles 10, 12 et 14 (la Caisse de pension des employés de la Ville de Genève CAP) il serait nécessaire de consolider les fondations de ces immeubles, qui reposent dans d’anciens fossés, juste derrière des fortifications, les premières de la ville. «Je suis inquiet, car on ne sait pas du tout ce qui va se passer. L’idée de débarrasser 120m² est assez angoissante, d’autant que les affaires ne sont déjà pas au beau fixe», regrette le patron.
Déception et surprise
Plus largement, Jean-Marc Brachard se dit déçu et surpris de la manière dont la Ville de Genève s’organise face à ces changements: «L’absence de courage politique est manifeste. Il n’y a personne pour nous défendre et pour poser les bonnes questions. Entre les manifestations à répétition et les travaux, rien n’est fait pour nous aider. On se pose de plus en plus la question de savoir à quoi ressemblera notre Genève à l’avenir. Sans oublier que les architectes, qui ont construit la Corraterie en 1830, voulaient que ce soit une rue commerçante, avec des appartements au-dessus des arcades pour loger les vendeurs. Finalement, vivrons-nous dans une ville morte?»
D’autant que l’enseigne fait également face à la concurrence d’Internet, et des plateformes de vente, notamment chinoises, qui défient toute concurrence.
Mais pas de quoi faire perdre son optimisme au propriétaire, qui reste confiant pour la suite. «Notre maison a déjà connu des moments particulièrement difficiles. Nous avons traversé plusieurs crises et les deux guerres mondiales! Nous trouverons donc le moyen de nous repositionner, et s’il le faut, nous nous débrouillerons sur une plus petite surface.»
Interrogée sur ces fermetures, l’association Genève Commerces se dit préoccupée par la situation. «De plus en plus d’arcades ferment en ville de Genève, notamment en raison des loyers trop élevés, des travaux qui se multiplient et des manifestations qui paralysent la cité. On le voit à la rue de Carouge, cela fait baisser les chiffres d’affaires et provoque même des faillites», regrette Flore Teysseire, secrétaire générale.
Manque d’anticipation
Plus largement, la faîtière déplore le manque d’anticipation sur le plan politique, notamment de la part de la Municipalité. Malgré tout, elle tente d’agir sur les conditions-cadres, non sans difficulté. «Pour l’impact des travaux, nous avions alerté sur les risques pour les commerçants et avions même été auditionnés il y a plusieurs années sur la nécessité de prévoir des mécanismes d’indemnisation. Malheureusement, nos mises en garde ont été balayées et aujourd’hui, à la rue de Carouge par exemple, il est trop tard et plusieurs enseignes ont déjà fermé.»
Genève Commerces pointe également les difficultés en termes de circulation et la disparition progressive des places de parking. «De nombreuses personnes nous disent qu’elles préfèrent se rendre ailleurs, où l’on peut se déplacer et se garer sans problème. Cela pousse aussi les Genevois à commander en ligne et à délaisser les magasins. A ce titre, des horaires plus adaptés permettraient de maintenir une certaine clientèle. Nous saluons d’ailleurs le soutien du Département de l’économie qui va dans ce sens. Un petit coup de pouce serait effectivement appréciable.»
Changement d’habitudes
Enfin, Flore Teysseire juge qu’à l’instar de nombreuses autres villes, un changement sociétal est à l’œuvre à Genève, et qu’il sera difficile de faire revenir les gens en physique. «Les grandes entreprises et les banques quittent le centre-ville pour s’installer en périphérie et le télétravail a été institué. Résultat? Moins de gens qui font leur shopping à midi, c’est une manne qui se perd. Il faut donc s’adapter et prendre le pli. Mais nous militons également pour des actions concrètes en faveur de nos commerçants, que ce soit pour gagner en visibilité ou améliorer l’expérience clientèle. C’est d’ailleurs ce qu’avait fait le Département de Marie Barbey-Chappuis qui nous avait soutenus pour mettre en place un chalet, destiné à la livraison des achats de Noël à domicile par vélo cargo. Ces mesures pour promouvoir nos commerces sont enthousiasmantes mais doivent impérativement être couplées à une prise de conscience sur les réalités du terrain et la préservation de conditions-cadres permettant au commerce local de survivre, au risque de voir nos centres-villes mourir.»
Soutien
Côté politique, les autorités disent soutenir les vendeurs. Largement pointé par les commerçants et les associations pour son manque de considération et d’implication, le Département des finances, de l’environnement et du logement de la Ville de Genève (DFEL) estime à environ 100 le nombre d’arcades vides sur son territoire, en précisant que «globalement, Genève compte relativement peu de locaux vacants comparé à d’autres villes en Suisse». La Municipalité rappelle par ailleurs que son action est limitée dans ce dossier. «Les commerces sont des entreprises privées. La Ville fournit une aide indirecte, via par exemple l’animation du centre-ville et son soutien à Genève Tourisme. La Ville a également mis en place une délégation à l’économie, pour renforcer les liens avec les actrices et acteurs du domaine», détaille Anna Vaucher, collaboratrice personnelle auprès du DFEL.