Médecins privés: la file d’attente va s’allonger

Rédigé par
Adélita Genoud
Société

Régulée via la clause du besoin ou pas, la médecine  de ville est à bout de souffle, au point que pour obtenir un rendez-vous chez un praticien, il faut prendre son mal en patience. Bonne nouvelle cependant, une garde médicale, à laquelle collaboreront les cabinets de ville, sera lancée en fin d’année.

Si Genève a levé la clause du besoin dans trois spécialités de premier recours (médecine interne générale, pédiatrie et pédopsychiatrie), les praticiens de ville peinent à répondre aux besoins d’une population en constante progression. «Et le pire est devant nous», avertit le Dr Alexandre Campanelli, président de l’Association des dermatologues genevois. Selon lui, Genève pourrait bientôt connaître, comme ses voisins français, un véritable vide médical. Un diagnostic sans appel que le dermatologue fonde sur plusieurs facteurs. «La régulation du nombre de praticiens sur le territoire helvétique imposée par Berne, via la clause du besoin, en est un. Ce texte implique qu’un médecin ouvre son cabinet uniquement si un autre part à la retraite ou quitte le canton. C’est aussi ce qui conditionne le remboursement des honoraires par l’assurance maladie. Résultat? Dans ma seule discipline, il faut compter près de deux ans avant qu’un praticien puisse s’installer.» Alors, les patients doivent prendre leur mal en patience. «Jusqu’à six mois environ avant d’obtenir un rendez-vous, précise-t-il encore. Et d’ajouter: «Pour ma part, je n’accepte pas de nouveaux dossiers – car je suis déjà en surcharge». Ce n’est pas la seule critique que formule l’expert en affections cutanées. «Lorsque les autorités ont décrété l’application d’une clause du besoin en 2022, les listes de médecins, éléments essentiels à l’établissement du ratio population/besoins médicaux, n’étaient alors pas à jour. Certains des noms figurant sur ces documents concernaient des personnes qui avaient quitté Genève depuis longtemps ou étaient décédées et d’autres correspondaient à des médecins qui, bien que n’étant plus en exercice, conservaient leur droit de pratique pour être en mesure de faire des ordonnances à leur entourage.» 
Diminution du temps de travail
Le Dr Campanelli pointe encore d’autres variables qui concourent à la pénurie annoncée. «En plus du départ massif à la retraite des boomers (en Suisse 25% des médecins ont plus de 60 ans), s’ajoute un manque criant d’investissements en matière de formation médicale. La présence de numerus clausus est difficilement compréhensible dans ce contexte. Or, nous savons que la population vieillit et avec elle nous assistons à une augmentation des affections chroniques et une pression accrue sur les systèmes de santé. Qui soignera ces malades?» Le praticien souligne encore le changement qui s’opère au sein de la nouvelle génération des professionnels de santé. «Pour remplacer un médecin actuellement, il en faut deux. Pourquoi? Parce ce que les nouveaux venus – et on ne peut pas les blâmer – diminuent leur temps de travail pour concilier plus facilement vie privée et vie professionnelle. En outre, l’alourdissement constant des tâches administratives, des réglementations, normes et directives, nous accapare de plus en plus. Enfin, si les cabinets privés sont saturés, c’est aussi du côté des patients qu’il faut regarder. «Nous constatons une multiplication des demandes de contrôles et parfois même une certaine surconsommation médicale.»
Les exigences des assurances
Selon le Dr Isabelle Coin, co-présidente de l’Association genevoise des médecins internistes et généralistes (AGeMIG), la suspension de la clause du besoin ne résout pas le problème de sous-effectif dont souffre sa spécialité. «Aujourd’hui, de nombreux patients se retrouvent sans médecin traitant. Le phénomène s’explique par le choix des étudiants de se diriger vers des spécialités mieux rémunérées. Il est vrai que certaines dispositions du système de tarification TARMED semblent dissuasives. «A commencer par la limitation du temps facturable pour des activités médicales effectuées sans la présence physique du patient. En effet, le plus souvent, la durée maximale, fixée à 20 minutes par mois, est franchie surtout s’agissant de soins palliatifs. Entre les ordonnances, les certificats médicaux, les téléphones aux infirmières et à la famille voire aussi avec des collègues (physiothérapeutes, ergothérapeutes, chirurgiens, pharmaciens), nous dépassons largement la ligne. Du coup, le reste du temps devient du bénévolat.» Cette généraliste confie encore que plusieurs de ses collègues ont reçu une lettre de Santésuisse  (principale organisation de prestation de services dans la branche de l'assurance maladie) leur demandant de justifier leurs factures. «Dans certains cas, ceux-ci ont dû rembourser des sommes perçues (consultations trop longues, ou trop répétées). Et ce n’est pas tout. La doctoresse affirme par ailleurs que: «si l’assurance estime que nous prescrivons trop de séances de physiothérapie par exemple, nous devons nous acquitter des remboursements alors que c’est le physiothérapeute qui a été payé!». 
Et les sous spécialisations?
Si la cardiologie est, quant à elle et pour l’instant épargnée par le manque de praticiens et que les délais d’attentes pour les patients sont «acceptables», son avenir n’est pas pour autant au beau fixe. Comme le relève le Dr Xavier Perret, président de l’Association des cardiologues de Genève: «La clause du besoin génère de nombreux problèmes qui vont émerger dans un avenir proche si l’ensemble des acteurs du système de santé ne sont pas impliqués dans les modalités d’application de cette Loi. A titre d’exemple, le texte prévoit qu’une liste d’attente soit établie et que le principe du premier inscrit, premier servi soit appliqué. En l’état, cela sous-entend par exemple qu’un cardiologue sous spécialisé en ryhtmologie (mise en place, suivi et remplacement des pacemakers et des défibrillateurs automatiques implantables) cessant son activité soit donc remplacé par le premier inscrit sur la liste d’attente. Si ce dernier n’est pas sous spécialisé en rythmologie mais en imagerie cardiaque (scanners et IRM cardiaques), comment procéder? Et puis si le cardiologue parvenu à l’âge de l’AVS exerçait dans un cabinet de groupe, son remplaçant sera-t-il imposé aux confrères du groupe? Ces questions et bien d’autres encore sont actuellement sans réponses.»
Consultations non remboursées
A ces problématiques qui compliquent le parcours du patient et l’exercice de la médecine s’ajoute la présence des praticiens qui ont effectué leurs études à l’étranger. Si l’Etat leur accorde le droit de pratique, les assurances maladie, régulation oblige, ne prennent pas en charge le remboursement des consultations. Sofia, une Zurichoise de 30 ans, en a fait les frais au sens propre du terme. Atteinte d’une affection dermatologique chronique, elle était jusqu’à lors prise en charge par un praticien du canton suisse alémanique. Installée à Genève, elle a vainement cherché un dermatologue qui puisse la recevoir dans un délai raisonnable. «J’étais prête à attendre quinze jours alors que ma pathologie est douloureuse. Mais les délais proposés allaient de deux à trois mois.» De guerre lasse, la jeune femme s’est orientée vers un  eurodocteurs (formés dans l'Union européenne). « J’ai obtenu un rendez-vous dans les 24 heures. Mais j’ai dû régler l’intégralité de ses honoraires. J’aurais pu être soignée sans débourser aux urgences des Hôpitaux universitaires de Genève. Mais n’étant pas une urgence vitale, j’aurais dû attendre longuement avant d’être traitée.»

 

Trois questions à Pierre Maudet, ministre de la Santé et des Mobilités

Partagez-vous les craintes des praticiens quand ils parlent de désert médical à Genève? 
Il faut être raisonnable, on ne peut pas parler de désert médical à Genève. En théorie, et selon le recensement établi par l'Office cantonal de la santé, il n'y a pas un manque de généralistes dans le sens où tous les citoyens ont accès à des prestations de santé de qualité et où la prise en charge des populations vulnérables est un souci permanent pour l’Etat. Cela étant, Genève est un canton particulier avec un nombre de spécialistes plus élevé qu'ailleurs, et il est parfois difficile d'obtenir un rendez-vous rapidement car les médecins, dont le taux d’activité n’est pas uniforme, affichent souvent complet.

Pouvez-vous rappeler les grandes lignes de votre action visant à réduire les coûts de la santé et conséquemment le montant des primes maladie? 
Justement, pour éviter ces engorgements, il faut agir en amont. Ça nécessite avant tout de mieux «prendre en charge», c’est-à-dire de se soucier du patient dans la totalité de son parcours de soins. Ça passe, comme je le soutiens, par un autre modèle avec la création d'un réseau cantonal de soins intégré qui comprend la prévention et qui permet de contenir les coûts en sortant de la prestation du médecin payé à l'acte pour aller sur un modèle de paiement au forfait par patient. Associé à une caisse maladie publique incitant les assurés à entrer dans ce réseau de soins, cela permettrait à terme de réduire la prime d'assurance maladie.

Votre Département doit jongler avec des paramètres irréconciliables: désengorger les HUG, agir sur les coûts, faire face aux pathologies liées au vieillissement de la population tout en permettant à celle-ci d’être prise en charge dans un délai raisonnable. Y-a-t -il une solution miracle? 
Les paramètres que vous évoquez sont incontournables mais ne sont pas irréconciliables. Les grands établissements publics, comme les HUG et l'Institution de soins à domicile (Imad), doivent impérativement renforcer leurs liens, comme ils l'ont fait récemment avec le projet pilote pour la Réhabilitation améliorée en chirurgie et réseau qui vise à optimaliser la récupération des patients après une opération chirurgicale. Ce dispositif s'appuie sur une coordination étroite entre les professionnels de la santé hospitaliers et domiciliaires. En misant sur la prévention, le réseau de soins cantonal, qui doit inclure les HUG et l’Imad, va agir sur la réduction des hospitalisations. Répondre aux grands défis de la santé nécessite également une meilleure coordination des soins ambulatoires et un travail sur l'orientation du patient. A cet effet, un dispositif qui prévoit de créer une ligne téléphonique de tri et d'orientation des urgences non vitales, le déploiement d'équipes mobiles d'urgence avec l'Imad, tout en renforçant le système de garde médicale en collaboration avec des praticiens de ville, sera lancée en fin d'année. Alors s’il n’y a pas de solution miracle, il n’y a aucune excuse à ne rien tenter. 

En savoir plus